Cinq
millions d'ouvrages vendus en France, dix millions dans le
reste du monde, une pièce de théâtre qui
prend fin à Paris, des nouvelles, des
bandes-dessinées, des courts-métrages... et un
nouveau roman: 'Le Souffle des Dieux'. A cette occasion,
Bernard Werber nous confie ses
réflexions. Comment qualifieriez-vous vos romans? Le
mot qui me conviendrait le mieux, pour reprendre le terme
"science-fiction", est "philosophie fiction",
c'est-à-dire non plus de la technologie mise en
fiction mais de nouveaux modes de pensée. Pourquoi avoir créé une nouvelle trilogie? J'avais
envie de faire une sorte de 'Seigneur des Anneaux', 'Dune'
ou 'Fondation' et je me suis laissé emporter par
l'écriture. J'ai fait plus long que ce que j'avais
prévu parce que je créais plein de
péripéties et de personnages qui avaient tous
leur utilité. Au bout d'un moment ça fait
beaucoup. A l'origine, votre nouveau roman sur les dieux ne devait-il pas être la suite des "Thanatonautes" et de "L'Empire des Anges" et clore ainsi la trilogie? J'avais
l'intention de réaliser un gros bloc. Je ne savais
pas si j'allais le diviser en deux ou en trois, mais
rarement je ne l'ai pensé en un parce que
c'était énorme. Je me doutais bien que je
n'allais pas faire toute l'histoire de l'humanité en
100 pages. De même, ce deuxième volet devait initialement s'intituler 'Le Souffle de l'Histoire'. Pourquoi est-il devenu "Le Souffle des Dieux"? On
rajuste en permanence. Cela aurait créé des
confusions d'avoir plusieurs titres car il faut que
l'identification soit déjà dans le titre.
Comme le mot "fourmis" désignait la trilogie des
fourmis, le mot "dieux" désigne la trilogie des
dieux. Commandez 'Le souffle des Dieux' Vous avez dit que si vous écriviez, c'est dans l'espoir, un jour, d'être compris. Votre héros, Michael Pinson, dit aussi qu'il est tombé amoureux d'Aphrodite parce qu'elle est la seule à le comprendre. Il y a ici un lien évident entre vous et vos personnages. Vos protagonistes sont-ils des projections de vous-même? Tout
à fait, des projections de moi-même ou des gens
que j'ai rencontrés. Par exemple, tout comme Michael,
je suis un idéaliste pacifique. J'ai une grande
difficulté à faire les méchants. Je
vais chercher dans ce que je peux avoir de plus noir, mais
je n'en ai pas beaucoup en moi... Alors quand je rencontre
quelqu'un de méchant dans ma vie je prends des notes.
Ce sont des petits trésors. La qualité d'une
histoire vient souvent de la qualité du
méchant. Autrement j'adore créer les
personnages féminins, parce que je vais chercher
toute la féminité qu'il y a en moi. Ainsi,
Isidore Katzenberg et Lucrèce Nemrod, du 'Père
de nos pères' et de 'L'Ultime Secret', sont les
pendants masculins et féminins de ma
personnalité. Et dans 'Le Souffle des Dieux' je fais
une introspection plus profonde. Pour reprendre les "catégories" des personnages de votre nouvelle saga, vous voyez-vous plutôt comme un élève-dieu, un Maître dieu ou une chimère? Un
élève dieu parce que c'est tellement
difficile, il faut apprendre... Je joue à des
simulateurs de vie artificielle sur ordinateur et je
n'arrête pas d'apprendre. Je teste le communisme,
l'anarchisme, la féodalité... Et quand vous transmettez votre vision de la vie, votre propre philosophie dans vos romans, ne devenez-vous pas un Maître dieu? Non,
parce que je montre souvent plusieurs aspects. A chaque fois
que j'énonce une théorie je donne aussi son
contraire. Raoul a une théorie contraire de celle de
Michael et les deux sont exposées. Je ne dis pas que
Michael a raison. C'est le point de vue du lecteur, le mien,
mais l'Histoire donne raison aux Raoul et pas aux Michael.
J'aimerais que ça change. Pouvez-vous répondre à la question principale de votre nouveau roman: et vous, si vous étiez dieu, vous feriez quoi? Si
j'étais dieu, je ne ferais rien. Avant j'avais une
fourmilière dans laquelle j'avais
repéré deux camps. Je ne suis jamais intervenu
pour l'un ou contre l'autre. Donc a priori si j'étais
dieu je ne changerais rien à l'humanité. Je ne
me dirais pas "tiens, eux, ils sont vachement sympas je vais
les aider". Par contre ça m'amuserait d'intervenir
à très petite dose, par les rêves, comme
dans 'Le Souffle des Dieux'. Dans ce nouveau roman, vos
personnages se livrent à la manipulation d'une
planète. En observant ainsi les humains, on a
l'impression de voir un remake de la
télé-réalité. De même, les
personnages de 'Nos amis les humains' sont d'abord
persuadés d'être dans un jeu de
télé-réalité. Ce phénomène vous a-t-il inspiré pour l'écriture du roman? J'ai
commencé ça avant la mode de la
télé-réalité, il y a huit ans.
Déjà dans 'Les Fourmis' j'avais l'idée
d'observer l'humanité, avec cette fourmi qui observe
les humains. C'est donc un thème récurrent de
mon travail; j'essaie toujours de comprendre avec un peu de
recul. Vous considérez la télévision comme "un moyen pour les puissants de maîtriser les faibles." Vous qui vous interrogez sur la communication, ne pensez-vous pas que la télévision puisse être utilisée à bon escient? En
tant que moyen de communication, évidemment, c'est un
outil. Mais actuellement, telle qu'elle est utilisée,
avec des physiques de premier de la classe ou en se servant
d'"épouvantails" ils font bouger le troupeau dans une
certaine direction, notamment en jouant sur
l'émotionnel. Par exemple, lors d'une guerre, en
montrant les corps d'un camp et pas ceux de l'autre camp,
automatiquement tout le public va compatir au camp des
victimes. C'est donc à celui qui exhibe le plus ses
morts. C'est de la manipulation. On est mal
informé. Vous donnez beaucoup d'informations scientifiques précises dans vos romans. Mais, en tant que lecteur, comment faire la part des choses entre ces données et votre imaginaire? J'ai
été journaliste scientifique pendant sept ans
et j'ai essayé de me baser au maximum sur des vraies
informations scientifiques, et à partir de là,
extrapoler. Ce n'est surtout pas de l'imagination
basée sur rien. Plus c'est vrai, plus c'est magique.
Je n'ai pas donné à mes fourmis des
réacteurs ni des fusils lasers parce que c'est trop
délirant donc j'ai toujours essayé
d'être le plus proche possible des vraies fourmis.
Dans tous mes livres il y a cette idée d'enseigner
à mon lecteur, de faire de la vulgarisation
scientifique, philosophique, et spirituelle. Comment se passent les recherches que vous effectuez pour vos ouvrages? Pour
moi, la source c'est l'oral, surtout pas l'écrit.
Quand les gens me racontent quelque chose c'est ce qui me
sert de miel pour écrire mon texte. Je ne vais pas
prendre un livre ou lire une histoire que je vais
réécrire à ma manière. Il arrive
parfois que les gens qui me parlent me parlent d'un livre
qu'ils ont lu. C'est ça qui m'intéresse: un
livre vu par une personne. De moi-même je ne vais pas
aller lire un livre de neurologie pour faire 'L'Ultime
Secret'. Par contre je vais interviewer un neurologue qui
lui-même sera nourri de livres. Vous semblez privilégier un contact direct avec le public. Pourquoi l'interactivité est-elle aussi importante pour vous? Ce
sont les lecteurs qui me font vivre, pas les médias.
Avant de rentrer dans la littérature, mon rêve
était de passer à la télé, de
faire des émissions littéraires pour
authentifier mon statut d'écrivain. A présent,
mon rêve est réalisé, et ce que je veux
c'est un maximum de lecteurs, donner envie à des gens
qui ne lisent plus de revenir à la lecture. Quand je
vois tous ces gens qui passent à la
télé comme dans un concours de vache
laitièreE Je prends énormément de
distance par rapport à ça. Ce n'est pas mon
monde. Ça ne vous plaît donc pas d'aller sur des plateaux télé et de faire de la promo? C'est
pas que ça me plaît pas, c'est que souvent ils
ne lisent pas les livres, c'est ça qui m'emmerde. Et
je fais aussi partie d'une catégorie assez bizarre,
assimilée entre science-fiction et fantastique qui
pourrait être une littérature grand public,
avec tout ce que ce mot comprend, pour eux, de
non-élitisteE Ce qui me plaît, c'est le
public. Parmi les auteurs de la rentrée littéraire, lesquels appréciez-vous? Eliette
Abecassis et Stéphanie Janicot, parce que ce sont des
copines. Que feriez-vous si vous aviez le Prix Goncourt? Rien.
Je vois mon travail comme la création d'une oeuvre
qui, quelque part, me dépasse. L'agitation parisienne
autour des livres ressemble à une foire aux cochons
où l'on élit le roi des cochons. Ça ne
m'intéresse pas. C'est une sorte de club qui se
renvoie la balle et des honneurs. Je n'ai jamais eu de prix
de la part de professionnels, mais de lecteurs, et ça
me touche beaucoup plus. Quel est pour vous le lecteur idéal? J'essaie de toucher tous les publics. Dans mes livres, il y a trois niveaux: un de type "conte" pour les jeunes, un de type philosophique pour les plus grands, et pour les gens qui cherchent des symboles et des indices cachés il y a aussi quelque chose de prévu. C'est donc une écriture sur trois couches. Il me semble qu'avoir la volonté d'universalité est une noble attitude pour un artiste. Il ne faut surtout pas céder à la notion d'élitisme. Pour moi, un véritable artiste est un artiste qui touche tout le monde. Quand on ne touche qu'une catégorie d'âge, de sexe, de métier ou de culture, ça veut dire qu'on a échoué. Mozart ça touche tout le monde. Ce n'est pas fait juste pour les mamies. Septembre 2005 |