LA CROIX  25 AOUT 2003

A la Une - Culture
L'imaginaire de Bernard Werber

Bernard Werber n'a pas à courir après la célébrité, acquise dès son premier livre, Les Fourmis, vendu à des millions d'exemplaires à travers le monde. Boudé par la critique, il cultive son exception par de longs romans mêlant policier, anticipation et quête spirituelle, qui s'installent immanquablement en tête des listes de vente. Un succès qui lui permet d'assouvir une angoisse existentielle qu'il espère partager avec ses contemporains.

La porte de Bernard Werber est ouverte. Dans le couloir, quelques toiles : des allégories animalières aux couleurs vives, signées de sa main. Son passe-temps. Pour lui signaler notre présence, il faut explorer l'appartement moderne et ordonné, au cœur d'un quartier résidentiel et tranquille du XVe arrondissement parisien. Débusqué dans son bureau, pieds nus, il emmène sans plus de cérémonie le visiteur dans le salon où s'alignent sur les rayonnages grosses productions hollywoodiennes et jeux vidéo. « Grand adolescent » de 41 ans, l'auteur des Fourmis ne s'embarrasse guère de littérature générale. « Navré » par les plongées en intimité de ses confrères - qui « dérangent les lecteurs pour rien » -, Bernard Werber concocte dans ses alambics des histoires, des vraies, avec suspense, force rebondissements et dénouement inattendu. Des romans où l'aventure démarre dès la première ligne.
 

Des premiers pas d'écrivain effectués à l'âge de sept ans…

« C'est là le sens de mon combat, la raison d'être de ce métier : faire en sorte qu'il y ait le plus de lecteurs possible. » Comme un pied de nez à un milieu littéraire récalcitrant, il s'amuse à sortir ses romans le premier octobre, quand la campagne de la rentrée littéraire bat son plein. « Pour proposer au public autre chose que de possibles prix Goncourt », pour être celui que les - jeunes - lecteurs plébisciteront quand les critiques l'auront boudé. Un syndrome de « vilain petit canard » que l'homme au « premier lectorat de France » a bien intériorisé.

L'histoire de Bernard Werber commence par « une impression d'une couleur orange foncé et de bruits graves », lové dans le ventre de sa mère, comme il l'a soigneusement consigné dans une autobiographie en huit pages sur son site Internet. Deux mois plus tard, en septembre 1961, il naît à Toulouse. À cinq ans, il reproduit « instinctivement la perspective d'horizon » dans l'un de ses dessins. Début des ennuis. « Dans le doute et sous la pression sociale, j'ai refait mon dessin avec le personnage sur le sol ». Le petit Bernard voit les choses différemment que ses contemporains : en perspective. Toujours en butte aux critiques, il persistera. Et signera.

Bernard Werber fit ses premiers pas d'écrivain à sept ans d'un saut de puce, héroïne d'une rédaction de cours élémentaire décrivant l'ascension du corps humain. Encore la perspective. L'année de son bac, il récidive et entreprend un travail de… fourmi. Dix ans d'écriture, des dizaines d'intrigues, des millions de signes, une épopée monomaniaque qu'Albin Michel accepte - après deux refus - de publier en 1991, moyennant une coupe de quelques mille pages. Le monde découvrit la vertigineuse complexité des civilisations fourmis. Les critiques s'abîmèrent dans la catégorisation à la lecture de cet objet littéraire non identifié. Suspense scientifique ? Polar « insectoïde » ?

Depuis, le point de vue a été admiré : en dessin animé (Fourmis, Mille-pattes), en documentaire (Microcosmos). Le livre s'est vendu à plusieurs millions d'exemplaires à ce jour à travers le monde - l'auteur est traduit dans 33 pays. Pourtant, le succès du livre, marqué par le prix des lecteurs de Science et Vie, ne suffit pas à le combler. Ces cartésiens de Français se sont attachés à la valse des phéromones émises par les fourmis plutôt qu'à la dimension «philosophique» de son projet : faire goûter à une utopie anarchiste. Pour asseoir des ambitions littéraires légitimes, après ce premier roman réussi, Bernard Werber enrôle à nouveau les insectes, avec Le Jour des fourmis, où déjà pointent ses horizons. Lui qui grandit littérairement à travers Edgar Allan Poe et Jules Verne, poursuivit son cheminement avec Dune de Franck Herbert et Jonathan Swift, et acheva sa formation sur « une histoire d'amour » avec Philip K. Dick, ne pouvait que tomber dans le mauvais genre. « Les milieux du polar ou de la science-fiction sont des tribus, dit-il. Qui dit tribu dit gourou, dit code, dit rituel d'entrée, de sortie… Je cherche à être un être libre », fidèle à sa ligne de conduite résumée en «quatre A : autodidacte, agnostique, autonome, anarchiste». Mission accomplie avec la «philosophie fiction», genre qu'il s'invente à la croisée des influences les moins fréquentables : polar et anticipation, avec une forte dose de spiritualité - la Cabale, la Gnose, le bouddhisme, Lao Tseu.
 

L'ancien journaliste scientifique affronte les questions existentielles

Sous cette appellation de « philosophie fiction », il formule le vœu de « faire partager les choses compliquées au plus grand nombre. Faire le point de façon très simple et très claire sur l'état des connaissances, que ce soit en spiritualité ou en science, puis me projeter dans le futur. J'ai l'impression que l'humanité a le nez dans le guidon, qu'elle n'a pas de perspective. Les Fourmis étaient une manière de prendre du recul. Être écrivain consiste pour moi à raconter des histoires qui ouvrent l'esprit, faire en sorte que mes lecteurs ne se laissent pas abuser par les systèmes de prêt à penser ». Et, ajoute-t-il avec une pointe de naïveté assumée, « apporter cette goutte d'eau pour qu'il y ait moins de violence ». Obsession conceptualisée à travers la « Voie de la moindre violence » (VMV), ligne de conduite de son alter ego de papier, Isidore Katzenberg (croisé dans Le Père de nos pères et dans L'Ultime Secret). Ancien journaliste scientifique au «Guetteur moderne», vivant reclus dans un château d'eau, Isidore passe son temps à penser le futur au travers d'un « arbre des possibles » aux milles ramifications, comme autant de probabilités pour le destin du monde. Nom donné à son recueil de nouvelles et à un site Internet, L'arbre des possibles entretient l'angoisse de Bernard Werber.

Lui-même ancien journaliste scientifique au Nouvel Observateur, il prolonge les lignes d'horizon tracées par la science pour explorer des questions existentielles jamais résolues. Rien moins que le devenir de l'humanité. C'est donner la mesure de l'anxiété « quasi pathologique » de Bernard Werber, lui qui frémit à chaque seconde devant le journal télévisé. Et qui dit avoir trouvé dans l'écriture son antidépresseur quotidien. Quatre heures par jour, de 8 h 30 à 12 h 30, avec le rossignol de son imagination, il force le mystère des origines (Le père de nos pères), celui de la mort (Les Thanatonautes), ou du cerveau (L'Ultime Secret). Il puise chez ses amis médecins, anthropologues, biologistes, généticiens, de quoi nourrir ses fantasmes de Frankenstein inversé. Les expériences des scientifiques, souvent à la base de ses romans, se doivent de bien tourner.

En 1994, il se lance dans son projet le plus personnel à ce jour - et qui a désarçonné nombre de lecteurs - Les Thanatonautes, ou voyageurs de la mort. L'idée : plonger un sujet dans le coma de telle sorte qu'il s'envole explorer le pays des morts puis revienne nous en raconter les détails. Pas une seule critique ne vint saluer un roman qui ne connaîtra le succès qu'en édition de poche. Parce que l'histoire paraît trop invraisemblable. Parce que le style rebute. Selon lui, on confond pauvreté de style et absence de style. « Un livre n'est pas fait pour frimer. Comme j'ai renoncé dès le départ aux honneurs, je n'ai pas à écrire des phrases de dix lignes ni des mots qui forceront mon lecteur à ouvrir un dictionnaire. Pour faciliter le travail du lecteur, je fais des phrases courtes, simples, claires. La richesse doit provenir de l'histoire et des personnages. »

Il raconte volontiers que, relisant ses manuscrits, il biffe les images trop lourdes, sarcle et étête pour que rien ne vienne parasiter le suspense. Résultat : une construction mécaniquement cinématographique réservant un final en queue de poisson après avoir épuisé toutes les solutions de son énigme du moment. «Surprendre» le lecteur est son maître mot.
 

L'histoire de l'humanité, du big-bang au premier siècle de notre ère

« Ma position est inconfortable, reconnaît l'auteur. Tout est fait pour que « l'esta-blishment » littéraire s'auto-entretienne. De voir L'arbre des possibles en tête des listes de vente devrait faire réfléchir les éditeurs. Les gens ont envie de lire des nouvelles, des histoires, de la science… Et pourtant rien ne vient. » Oiseau rare de l'édition, Bernard Werber se console avec son « accès direct au lecteur », au travers de son site Internet, de ses rencontres bimestrielles à la Fnac. Il fit même de cette proximité un « Livre du voyage », long tutoiement destiné à faire revivre à ses lecteurs de grands moments de leur vie. Une expérience parmi d'autres.

Tous les moyens sont bons pour toucher le public. Y compris le cinéma. Après un premier court métrage consacré aux échecs, il vient de terminer Nos amis les humains, qui fera également l'objet d'une pièce de théâtre à la rentrée. Avant de revenir au roman, programmé pour le 1er octobre 2004 et qui s'intitulera Le royaume des dieux. « Il racontera l'histoire de l'humanité depuis le big-bang jusqu'à l'an 70. Pour expliquer comment on en est arrivé là. » En le lisant, peut-être comprendra-t-on pourquoi les professeurs de français le font étudier à l'école. Parce qu'il donne à lire.
 

Bénévent TOSSERI
 

 


 


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