LE MONDE  25 MARS 2002

Bernard Werber, le neurone pensant

par Jean-Yves Nau
photo: Bernard Ardouin

 
Avec "L'Ultime Secret", l'ancien journaliste scientifique renoue avec le succès des "Fourmis" et poursuit son introspection sur son cerveau,à l'origine d'une œuvre littéraire inclassable.

À l'ombre de la tour Eiffel, l'homme reçoit en chaussettes dans son nouvel appartement.

Sur un vaste canapé, il prendra bientôt la position du lotus pour se livrer avec délices au supplice de l'introspection en public. Bernard Werber? On gardait en mémoire le souvenir d'une lointaine etbrève rencontre. C'était au Festival de la bande dessinée d'Angoulême, dans les années 1990. Entre deux dédicaces l'auteur écrivait sur un ordinateur de poche la suite de ses déjà célèbres Fourmis. L'appareil, depuis, n'a cessé de gagner en puissance, qui héberge son site Internet auquel se connectent chaque jour plus de deux cents lecteurs; une procession de passionnés dans laquelle il ne veut voir qu'une famille grandissante, les habitants d'une cité dont il serait le lieu géométrique et le père fondateur.

Comment parler de quelqu'un qui ne cesse, avec passion, de parler de lui, de son histoire, de ses projets, de ses échecs? Peut-être en cherchant, au-delà des plaisirs exhibitionnistes, la cohérence. Y a-t-il une logique unique sous le foisonnement créatif de cet ancien journaliste scientifique qui œuvra, de 1984 à 1990, au Nouvel Observateur avant de devoir quitter cet hebdomadaire dans lequel il ne s'était pas fait que des amis ? Deux ans plus tard, Albin Michel publiait Les Fourmis et Bernard Werber sortait de l'anonymat. Premier succès et début de l'incompréhension. "Dans ce livre, commencé à l'âge de 16 ans et refusé durant six ans par quarante éditeurs, y compris Albin Michel à deux reprises, je ne parlais pas des fourmis mais bien des humains, explique-t-il. Or les journalistes n'ont rien compris. Ils n'ont voulu voir que l'obsession d'un chroniqueur scientifique alors que j'avais entrepris de faire de la science-fiction en n'usant que de la réalité."

Ainsi l'œuvre à venir était tout entière dans Les Fourmis et dans ces ébouriffantes histoires mêlées d'insectes et d'humains. Sommes-nous les dieux des fourmis? Nous-mêmes, avons-nous un Dieu ? Sommes-nous véritablement capables de communiquer, de vivre ensemble, de nous passer d'un chef ? L'anarchie est-elle possible et, si oui, comment l'inventer? "J'avais une certaine ambition et j'ai lu dans les journaux des choses du genre: "Les fourmis sont des animaux formidables, et Bernard Werber nous les fait découvrir." Alors, pour expliquer Les Fourmis, j'ai écrit Le Jour des fourmis.

On a alors dit que je ne faisais qu'exploiter un filon rentable", regrette celui qui, alors, souffrait de ne pas être reconnu comme un écrivain. "Avec ces deux livres, j'avais placé l'objectif au niveau des insectes, en contre-plongée. J'ai alors décidé d'inverser le mouvement et de faire de la plongée, vers les anges et les esprits qui nous regardent. Panique totale."

De fait, c'est peu dire que Les Thanatonautes (1994) puis L'Empire des anges (2000) surprirent les lecteurs de Werber. Explorations féeriques des frontières de la conscience et de l'au-delà, pérégrinations des âmes, lévitations perpétuelles, encens et luminescences... beaucoup perdirent pied. "Par amitié pour Bernard Werber, on ne parlera pas de son dernier livre", put-on alors lire dans Le Journal du dimanche. On évoqua les "faiblesses" de l'auteur, un penchant mystique incontrôlable et bien peu compatible avec l'écriture.

"La spiritualité m'intéresse mais pas la religion ou la mystique. Nous souffrons d'ailleurs beaucoup de l'absence d'une sorte de spiritualité laïque", souligne cet admirateur de La Fontaine (parler des animaux pour s'adresser aux hommes), de Jonathan Swift (se jouer des tailles pour mettre en perspective) et de Frédéric Dard, a qui il a emprunté la discipline d'écriture : tous les jours de 8 heures à 12 h 30.

"Je suis intimement persuadé qu'il y a chez moi un projet cohérent, même si je ne suis pas encore certain de pouvoir le cerner, confie- t-il. La démarche d'écriture est aussi chez moi une manière de comprendre ce que je veux faire et dire, et je découvre, en me relisant, des idées que je ne pensais pas être capable d'avoir." Et encore : "Mes écrits reposent sur deux jambes. Il y a les livres que j'ai écrits avec mon cerveau gauche, le masculin, le rationnel, et les autres, où prédomine l'influence du cerveau droit, féminin, moins raisonnable, plus porté au délire."

LA MANIPULATION DU PLAISIR

Dix ans après le premier ouvrage, l'auteur renoue avec son cerveau gauche en même temps qu'avec le succès. C'est L'Ultime Secret, une invraisemblable enquête sur la neurologie et la manipulation des bases tissulaires et hormonales du plaisir, menée par son couple vedette de journalistes scientifiques travaillant pour l'hebdomadaire Le Guetteur moderne et dont le chef de séquence se nomme La Thénardier.

"J'ai repris mon travail d'introspection, auquel je veux associer mon lecteur, explique-t-il. L'idée est simple : je vais vous expliquer ce que je découvre sur mon cerveau tout en vous expliquant au travers de ma quête votre comportement et une partie de votre vie." Sorti début novembre, le livre a d'emblée dépassé les ventes du Goncourt et frôle aujourd'hui les 300 000 exemplaires. Un bilan qui permet à Bernard Werber de ne plus souffrir du mépris des critiques littéraires à son endroit. Acceptant enfin que sa démarche et ses livres ne lui permettent pas d'entrer naturellement dans les classifications en vigueur, il n'en regrette pas moins d'œuvrer en solitaire dans un monde où la vulgarisation scientifique nourrit une robuste machine à suspense. Il prend aussi un plaisir aigu dans les rencontres avec ses admirateurs de tous âges, où l'on compte, bien souvent, des personnes qui lui doivent leur goût pour la lecture.

Un solide réseau d'amis scientifiques - toujours remerciés à la fin des ouvrages -, les encouragements de tous ceux qui lui vouent un culte suffisamment distancié pour ne pas être destructeur, la volonté acharnée de ne pas copier ceux qui l'entourent : Bernard Werber a de beaux espaces devant lui. Protégé par la tour Eiffel, il fait aujourd'hui travailler son cerveau droit et annonce qu'il vient d'attaquer Le Royaume des dieux, dernier volet de la trilogie des Thanatonautes. Un nouveau purgatoire en perspective, qui verra le héros "au dernier échelon possible d'une âme".

Jean-Yves Nau
 

 


 


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