HISTOIRE REELEMENT VECUE N°10 -
“COMMENT JE SUIS DEVENU RACONTEUR D'HISTOIRE"
EPISODE 02. "LE JOURNAL DE LYCEE ET LA PREMIERE EBAUCHE DES FOURMIS"
Je me souviens.
C'était en 1976 à TOULOUSE, j'avais 15 ans.
Un proverbe dit « Tout ce qui nous arrive est pour notre bien ». Je crois que mon échec de passage en section scientifique (au moment de l'examen j'avais oublié de retourner la page du problème et je n'avais fait, avec brio, que la première partie d'algèbre sans savoir qu'il y en avait une autre de géométrie derrière) fut avec le recul ce qu’il pouvait m’arriver de mieux.
Alors que le Lycée Fermat était un lieu de compétition avec une majorité de garçons et des professeurs plutôt sévères et entretenant une discipline stricte, le Lycée Ozenne était un lieu de détente avec une majorité de filles et des professeurs plutôt cool.
Dans ma classe nous étions dix garçons pour 20 filles.
L’idéal.
Le professeur de français, madame PUPKO était une dame plutôt âgée.
Elle avait des allures de diva et parlait avec un accent des pays de l’est. Elle avait repéré mes talents de conteur et plutôt que de me mettre des notes uniquement sur l’orthographe, elle passait outre la forme et notait la qualité de l’histoire elle même. Elle m’encourageait à aller de plus en plus loin dans l’originalité.
- Monsieur Werber, je ne sais pas ou vous allez chercher tout ça, mais je m’amuse beaucoup à vous lire. Vous ne prenez pas de drogue au moins ?
- Heu non madame, c’est dans tête, je m’inspire de mes rêves.
Madame Pupko, avait un long fume cigarette qu’elle maniait avec grace et avait toujours un petit sourire ironique que j’aimais bien car il y avait une forme d’affection.
J’avais pourtant un challenger, un frère de lettres, un certain TRUONG, un élève d’origine vietnamienne qui avait la même aptitude a faire des histoires originales que moi. Et il écrivait mieux. Enfin une compétition qui m’intéressait.
Au début nous étions rivaux pour avoir les meilleures notes de madame Pupko puis naquit une amitié entre nous, même s’il me prenait parfois de haut, conscient de sa supériorité en écriture.
En même temps apparaissait une émulation, il fallait que j’arrive à obtenir de meilleures notes que TRUONG.
J’étais meilleur dans l’originalité des histoires, lui était meilleur dans la qualité de l’écriture elle même.
Déjà à l’époque je privilégiais le fond sur la forme ce qui peut être un avantage pour certains et un handicap pour d’autre. Cependant plutôt que de combler ma faiblesse j’essayais au contraire d’améliorer mon point fort, trouver des idées encore plus fortes, des points de vue originaux, développer des histoires remplies de surprises. Si bien que mes histoires de venaient de plus en plus prenantes au plus grand ravissement du professeur de Français.
Le Lycée Ozenne avait un cours de dactylographie, (beaucoup des filles se préparaient à être steno dactylo) et je choisis cette option. Je me retrouvais du coup l’unique garçon à apprendre à tapper vite à la machine à écrire.
Au début les autres se moquaient « Et plus tard tu veux être « une » secrétaire Bernard ?» mais je crois qu’intuitivement il me semblait que c’était la meilleure chose à accomplir à cette époque.
Nous apprenions à taper avec les dix doigts avec un cache de carton posé au dessus des mains pour qu’on ne puisse par voir les touches. Ensuite il y avait des courses avec un chronomètre et nous devions tapper des textes le plus vite possible avec 2, 4, 6, 8 puis 10 doigts.
Sans le savoir ce fut probablement la préparation à ce que j’allais faire tout le reste de ma vie. Grace à la dactylographie j’appris à écrire à la vitesse de la pensée. C’était comme si je pouvais projeter sur la feuille (nous utilisions à l’époque des machines électriques à boule IBM) ma pensée en direct.
Comme je m’ennuyais un peu dans ce lycée ou tout était tellement cool qu’il me semblait plus nécessaire de faire des efforts, avec un ami Michel Pélissier je montais un groupe de rock (je voulais l’appeler les fourmis bleus au cas ou nous aurions à la possibilité de jouer sur scène mais cela ne s’est jamais produit).
Nous avions fabriqué des guitares électriques en mettant des micros à l’intérieur de nos guitares classiques. J’avais fabriqué un amplificateur de 25 watts (ce qui pour l’époque pouvait paraître un truc à casser les oreilles). Nous jouions les Beatles, Pink Floyd, Genesis et quelques compositions personnelles dans la ferme agricole du père de Michel face à un public de vrais poulets qui caquetaient en nous écoutant. Mais le groupe s’arrêta le jour ou mon amplificateur explosa. Je crois que ne suis pas très bon en montage électronique, ni en bricolage en général.
Après le groupe j’eu l’idée de monter un club journal. J’allais voir le proviseur et je lui en parlais il me signala que dans le lycée il y avait une vraie machine d’imprimerie Offset qui avait été acheté et jamais utilisée (par un responsable technique qui avait dû se prendre de l’argent au passage). Il était prêt à me payer des cours particuliers d’imprimerie offset pour que je la fasse tourner et que je crée le club « Journal » du Lycée.
Nous baptisâmes le journal « LA SOUPE A L’OZENNE ».
Et ainsi à 15 ans j’eu enfin l’impression de faire quelque chose d’original intéressant. Déjà j’avais déduis que pour ne pas subir le système ancien il fallait inventer son propre système original. Proposer des initiatives pour ne pas subir le monde des autres.
Avec mon copain Fabrice COGET du Lycée Saint Sernin voisin nous faisions des bandes dessinées. Nous décidâmes d’inventer afin de capter tous les sens un nouvel art « La bandessino musicale » des bd à lire en écoutant des musiques suggérées (souvent Mike Oldfield, Genesis, Yes, Pink Floyd).
La partie odorante était sensée être réglée par la mise au point pour chaque histoire d’un « parfum » correspondant à l’ambiance. J’en parlais au proviseur qui consentit à me payer des cours de parfumeurs pour cet objectif. Notre professeur était un industriel toulousain, spécialisé en parfum de violette, Pierre Berdoues.
J’installai donc mon « orgue à parfum » avec des vraies essences pures dans ma chambre et je dois avouer que cela sentait tellement fort que peu de gens arrivaient à entrer dans la pièce sans être indisposé. Moi j’y dormais. Je parvins à synthétiser une sorte d’odeur de chocolat pour une histoire, et un parfum de pluie salée pour une autre. Avec l’équipe du club journal nous aspergions à la main des languettes puis les disposions sous cellophane et les scotchions à l’intérieur du journal. Un travail fastidieux surtout lorsqu’on sait que nous tirions à 3000 exemplaires pour couvrir le lycée Ozenne et le lycée Saint Sernin.
Ce fut Fabrice Coget qui me continua ma formation littéraire : Il me dit découvrir le cycle de FONDATION d’Isaac Asimov. Ce livre fut pour moi une vraie révélation puisqu’il allait bien au delà de sa simple fonction récréative proposant une vision « logique » de toute l’évolution de notre société. Grace à Asimov je compris que l’avenir appartenait à ceux qui étaient capables d’imaginer le futur avec le maximum de cohérence. Grace à Asimov je mis en marche dans mon cerveau, ma propre grille de lecture de l’actualité qui aboutissait à des prolongements probables un peu comme les positions de jeu d’échecs aboutissaient à des scénarios distincts.
Pour moi l’auteur de science fiction a la même fonction que la vigie dans un bateau, il est sensé monter sur le mat pour voir plus haut et plus loin et informer les autres de ses visions.
Tout cela m’inspirait des articles, des textes, des rubriques. Je commentais l’actualité, cherchais des prolongements aux dernières découvertes techniques. Avec Fabrice devenu mon meilleur ami nous avions de grandes conversations ou nous rivalisions d’idées pour nous surprendre mutuellement.
Au moment ou tous les articles furent prêts, l’imprimerie nous prit 3 jours complet de travail de 8 heures du matin à 8 heures du soir sans manger, à ne faire que nettoyer la rotative qui s’encrassait. Nous étions recouverts d’encre et nous travaillons en musique en écoutant du rock (Crosby Still Nash and Young, Fleetwood Mac)
Nous vendions le journal « La Soupe à L’Ozenne » à l’entrée du lycée 2 francs, mais l’essentiel de notre succès, car succès il y eut, était lié à une de nos vendeuses bénévoles, Nathalie lédreau, la sœur d’un des journalistes de notre équipe qui était tellement mignonne que personne n’osait lui refuser l’achat du journal.
Nous en étions tous amoureux, mais vu que c’était la sœur de mon copain et qu’elle m’impressionnait je n’eu jamais le courage de lui avouer ma flamme.
Le premier numéro de la soupe à l’Ozenne fut épuisé en quelques jours. Et fort de ce succès nous avons produit d’autres numéros en nous faisant aider de dessinateurs de l’école des Beaux Arts qui était proche.
Avec Fabrice Coget et le projet Soupe à l’Ozenne soudain ma vie prenait du sens. Enfin j’avais la considération de mon entourage, je n’étais plus que le raconteur d’histoire de cours de récréation j’étais le créateur du club journal. Certains professeurs voyaient bien que je ne travaillais pas assez mes cours normaux et me mettaient de mauvaises notes mais d’autres comme le professeur d’économie Joseph Schouft (qui était un professeur passionnant qui me fit découvrir le Marxisme) me soutenaient en me donnant des bonnes notes pour compenser la rigueur de ses collègues et m’encourager à créer ma petite entreprise journalistique.
Je me rappelle aussi que je voulais profiter de mon journal pour aller gratuitement au cinéma sous prétexte de rubrique critique ciné. Le directeur du Gaumont de la place Wilson m’avait dit « Ok je vous donne libre accès aux films qu’à une condition, nous avons tous les mercredis 5 nouveaux films pour les 5 salles, vous les regardez tous les 5 quel qu’ils soient c’est à dire, vous regardez aussi les dessins animés pour enfants, les documentaires, les films de kung fu chinois, les comédies sentimentales, les films érotiques, les films comiques. Tout sans exception sinon je vous reprends votre carte de libre accès ».
Présenté comme cela, le métier de critique cinéma me sembla soudain plus astreignant que je ne l’imaginais, cependant j’acceptais et je dois dire que je finis par m’apercevoir qu’il m’avait apporté une information, si on veut vraiment critiquer il faut s’intéresser à tous les genres, même ce qui nous semble à priori hors de notre zone culturelle.
Ce fut à cette époque que profitant de mon statut de rédacteur chef de magazine je me commençais enfin à avoir un œil intéressé des jolies filles de la classe (jusque là c’est moi qui tombais évanouis quand une fille qui me plaisait me disait bonjour) j’eu mon premier flirt avec Marie Noëlle C, une étudiante qui était venu à la fête de lancement du journal.
Après le succès du premier exemplaire de la Soupe à l’Ozenne, nous nous lançâmes aussitôt dans la rédaction du numéro deux.
Fabrice Coget et moi fîmes mêmes une exposition des bandes dessinées au centre culturel toulousain de la rue croix Baragnon et j’eu droit à mon premier article dans le journal local la dépêche du midi.
Après l’expo, je confiais à Fabrice une idée un peu décalée : faire une bande dessinée dont les héros seraient non plus des humains mais des fourmis vivant dans une cité fourmilière.
- On pourrait en parler comme d’une civilisation parallèle auquel on ne fait pas attention simplement parce qu’ils sont tout petits. Surtout que les fourmis de ce que j’en ai lu dans les encyclopédies sont apparus sur Terre il y a 120 millions d’années alors que l’homme n’existe tout au plus que depuis 7 millions d’années. On pourrait en parler comme d’une société ainée.
Fabrice m’encouragea dans cette voie et j’écrivis une première histoire de 10 pages intitulée simplement « L’empire des fourmis ».
C'était un simple scénario de bande dessinée mais je m'apercevais rapidement qu'il y avait beaucoup à dire sur ce sujet. Alors je commençais à lire "LA VIE DES FOURMIS" de Maeterlinck (une vision un peu vieillotte, ou ce scientifique belge leur prêtait des vertus de charité chrétienne) et aussi "DES FOURMIS ET DES HOMMES" de Remy Chauvin. Cependant il me semblait que ces deux scientifiques tiraient vite des conclusions pour que les fourmis aient l'air de défendre leurs points de vue spirituel ou politique. Il fallait que je trouve ma propre interprétation.
Donc j'installais des bocaux de fourmis que je prélevais en forêt et je les observais directement. Déjà j'ai l'idée que la meilleure manière de parler de quelque chose n'est pas de lire des livres sur le sujet mais d'aller voir sur place et d'observer les vrais acteurs.
Ainsi le scénario de BD des fourmis se transforma en grosse nouvelle de 20 pages, puis en nouvelle de 100 pages, puis de 500, puis de 1000, puis en grande saga (influence de FONDATION et de DUNE?) de 1500 pages.
Outre le texte lui même je décidais d'introduire un codage secret, toutes les premières lettres de chaque phrase formant un autre texte caché.
Pour maitriser la masse de scène spectaculaire j'utilisais une structure géométrique en sous texte, au début l'arbre de vie, puis la cathédrale d'Amiens.
Si bien que le petit scénario de BD pour la SOUPE à L'OZENNE commençait à me prendre au moins une heure de travail tous les jours et ressemblait à une sorte d'obsession de recherche du roman MONUMENTAL sur un sujet complètement anodin. LES FOURMIS.
(toutes les histoires sont à cette adresse:
http://www.bernardwerber.com/blog/index.php?label=1)
HISTOIRE REELEMENT VECUE N°11 -
“COMMENT JE SUIS DEVENU RACONTEUR D'HISTOIRE"
EPISODE 03.
«ETABLIR UN SUSPENSE BASE SUR LA FRUSTRATION».
- Je vais vous raconter une blague qui va vous faire rire.
C’est là phrase à ne pas dire pour ne pas gâcher les effets : “Vous allez rire”, “Vous allez voir c’est drôle” ou “Je vais vous en raconter une bien bonne”.
L’autre règle est de ne pas rire de sa propre blague durant son énoncé pour tenter d’amorcer l’effet.
Mais d’un autre coté, à l’instant précis où cette phrase a été prononcée, nous avions rudement besoin de nous détendre car l’atmosphère n’était vraiment pas à la décontraction.
Je me souviens. C'était en 1977. J’avais 16 ans. Nous étions partis dans les Pyrénées, au sud de saint Gaudens, en haut d’un pic de randonnée pédestre.
Au départ cela devait être une simple sortie organisée avec les étudiants de la faculté. Nous étions partis à 17 en bus jusqu’au point de départ.
Arrivés à 13h nous avons déjeuné une heure et marché trois heures pour arriver comme prévu à 17h au gite où nous devions tous passer la nuit.
Seulement le gîte était moins grand que nous ne le pensions. Il n’y avait que 10 lits pour 17.
Alors Jean-Michel l’un des types les plus âgés, des plus expérimentés pour ce genre de virée et le plus grand de notre groupe a dit « Je vois sur la carte qu’il y a un autre gite un peu plus loin. A une heure de marche d’ici. C’est un point plus élevé on devrait avoir une plus jolie vue demain matin au réveil ».
Deux filles qui trouvaient que le premier gite était trop exigu et manquait de confort se sont portées aussitôt volontaires. De même suivaient dans notre troupe improvisée : David, le type jovial et plaisantin, et un couple qui voulait pouvoir dormir ensemble tranquille.
Jean-Michel me dit « Bernard tu es le seul qui a un brevet de secourisme il faut que tu viennes avec nous au cas ou il y ait un pépin ».
Dans ma tête je me suis toujours considéré comme le héros de mon propre film et le héros accepte toujours stupidement l’aventure surtout si on le responsabilise et surtout s’il y a deux jolies filles qui y participent. Il faisait beau, il faisait chaud, on était en Mai je n’étais pas fatigué donc j’acceptais volontiers de suivre ce groupe.
Et c’est ainsi qu’après avoir bien repéré le chemin de randonnée pédestre sur la carte (à l’époque il n’y avait pas de GPS) nous partîmes à sept, (Jean-Michel, David, le couple, deux filles et moi en direction des cîmes qui nous semblaient vues d’ici assez proches et peu élevées.
A peine avons nous commencé à grimper que le ciel s’est légèrement obscurci. Je crois que nous chantions en montant. Puis il est tombé une pluie soudaine comme il n’en arrive qu’en haute montagne et nous avons cessé de chanter. Nous avions des affaires d’été et nous avons commencé à subir l’averse, mais, persuadés que nous allions arriver bientôt nous avons hâté le pas. La foudre s’est abattue pas loin faisant trembler le sol. Puis la pluie est tombée drue.
- C’est un petit orage cela ne va pas durer, a précisé Jean-Michel.
Il voulait rassurer les filles.
La pluie ont duré, et le chemin indiqué sur la carte s’est mis à grimper de manière de plus en plus abrupte. Une des filles, Geneviève a commencé à s’inquiéter elle a révélé qu’elle était asthmatique.
En tant que secouriste, je regrettais qu’elle ne l’ait pas signalé plus tôt, mais elle me dit qu’en théorie les crises ne se déclenchaient qu’à l’altitude de 1000 mètres hors nous restions en dessous.
Je ne sais pas trop pour ma part à quelle hauteur exacte nous étions depuis le temps que nous gravissions cette montagne.
La piste qui était au début très facilement repérable ne l’était plus. Sous l’effet des ruissèlements le sol commençait à fondre pour se transformer en boue chaotique.
Cela faisait maintenant deux heures que nous marchions et la pluie s’était transformée en grêle et alors que nous avons fait une halte, Jean-Michel a avoué que même lui ne trouvait plus les repères de la carte. En fait nous étions complètement perdus.
Il y avait plusieurs pics face à nous, et Jean-Michel ne savait même pas lequel était celui dont nous devions atteindre la cime.
Il proposa que nous continuions à grimper tout droit. Seulement tout droit il y avait un mur de rocher et nous fumes obligés de prendre une route latérale.
Le ton a monté entre les participants et Jean-Michel. Les filles pleuraient. Le couple de fiancés se disputaient. Finalement il s’est crée deux groupes, un qui voulait prendre à droite et l’autre qui voulait prendre à gauche, chacun persuadé d’avoir repéré une sorte de «piste principale évidente » pour contourner l’obstacle rocailleux.
Toujours responsabilisé par mon titre de secouriste je me joignais au groupe qui semblait le moins sportif.
La pluie était devenue grêle et une fille a déclaré qu’elle préférait rentrer au premier gîte, mais comme elle était seule, elle n’a pas osé mettre sa menace à exécution.
Nous marchions d’un pas pesant. Il était 21h.
Quatre heures avaient passé depuis notre départ du refuge.
Ce n’était que l’idée que celui d'en haut était plus proche que celui d'en bas qui continuait de nous faire avancer.
Quelques sanglots résonnaient derrière moi et je n’osais me retourner. A un moment nous avons avec étonnement retrouvé le groupe qui était parti à droite. Ils avaient trouvé un truc : marcher dans la rivière car ainsi on avait un chemin qui forcément remontait à une source. Or le deuxième gite semblait être à une source. Nous utilisâmes les poches plastiques des sacs de nourritures et des élastiques pour nous faire des protections imperméables sur nos chaussures. Nous perdîmes ainsi en adhérence des semelles mais au moins nous gagnions en étanchéité.
La pluie continuait à tomber un peu moins forte mais régulière, nous grelottions tous de froid malgré ce mois de Mai plus clément dans les altitudes inférieures. Déjà une fille murmurait comme un mantra « on ne va pas s’en sortir ». Phrase qui reconnaissons le ne fait pas avancer les choses. Jean-Michel lui dit : « Hé bien si tu en es si persuadée, reste là nous on continue de monter en remontant la rivière et on verra ce qu’il se passera ».
La phrase eu le don de dopper l’ensemble des participants à cette aventure. Nous marchions toujours sur la pente de plus en plus abrupte au milieu de la rivière qui gonflée par la pluie avait augmenté de débit et nous déséquilibrait parfois.
L’humidité semblait avoir traversé nos chairs mais nous ne voulions pas renoncer. Nous ne sentions plus l’extrémité de nos orteils.
Je demandais si ils pouvaient vraiment casser comme de la pierre s’ils gelaient.
La pluie avait cessé mais le froid nous faisait tous grelotter dans nos tee shirts, nos pulls, nos shorts. Que n’aurions nous donné à cet instant pour un pull sec ou un simple anorak protecteur.
Les nuages se sont un peu dispersés et la lune est apparue.
A un moment il nous a semblé voir une maison qui pouvait être le gite, mais lorsque nous nous sommes approchés ce n’était que des rochers rectangulaires.
Il était une heure du matin et nous continuions à monter en pataugeant dans la rivière, éclairés par nos lampes de poche. Par moment j’entendais derrière quelques voix qui continuaient de s’engueuler sur les thèmes récurrents.
« Qui a eu la bêtise de vouloir lancer cette virée vers le deuxième gite ? »
« Qui a dit qu’il allait faire beau ? »
« Je crois que j’ai entendu des loups. »
« Comment se fait il qu’on a perdu la visibilité du chemin sur la carte ? »
« Il paraît qu’ils ont remis en liberté des ours ».
« Et si on faisait demi tour, après tout il est peut être encore temps ? »
« J’ai faim ».
« J’ai soif ».
« Je suis tellement fatigué que je ne pourrais pas continuer ».
De fait nous étions tous épuisés. Dans les sacs plastiques nos pieds macéraient dans un jus tiède. Même nos doigts devenaient insensibles. A un moment la fille du couple s’énervait contre son compagnon. Le rugissement de l’orage au loin les calma. La foudre éclaira le sommet et il nous sembla à nouveau distinguer une maison en hauteur.
- Le deuxième gite, regardez c’est par là ! s’exclama Jean Michel.
Nous reprîmes espoir. Plus personne n’osait proposer de faire demi tour. Le ciel s’emplit à nouveau de nuages et la pluie tombe à nouveau, mais nous avions désormais une direction et un objectif.
Nous y arrivâmes dans l’obscurité totale et sous la pluie aux alentours de deux heures du matin. La porte était ouverte, nous franchîmes le seuil comme si nous venions de terminer un marathon.
Epuisés.
Nous effondrâmes dans l’entrée. On referma vite la porte pour ne plus entendre la pluie et le vent.
Puis nous avons rapidement enlevés nos chaussures pour découvrir nos pieds devenus pales remplis d’ampoules, vêtements mouillés et nous avons allumé un réchaud pour avoir un peu de chaleur et de lumière. Nous sommes mis en slip et nous nous sommes enfoncés dans nos sacs de couchage, unique morceau de tissu secs.
On voulait manger mais il n’y avait aucune nourriture laissée par nos prédécesseurs, seulement quelques assiettes et fourchettes en plastique sales dans l’évier. Pas d’électricité, pas de source de chaleur, mais au moins nous étions au sec. Nous avons partagé nos barres chocolatées ou nos chips mouillées.
- Et bien nous n’avons plus qu’à nous reposer, dit Jean-Michel qui s’affirmait comme le chef du groupe.
Nous avons attendu le sommeil réparateur. Le couple à côté s’embrassait. Je me suis blotti, serré, en position fœtale dans mon sac de couchage, j’ai fermé les yeux et je me suis endormi très vite.
Je commençais à faire un rêve ou je faisais de l’alpinisme avec du bon matériel, anorak, chaussure épaisses étanches, piolet, lampe de poche puissante, gros pull sec, chaussettes épaisses, bonnet, réserves de nourriture dans mon sac à dos.
Je rêvais et puis soudain j’ai été réveillé par un toux très forte. Nous avons rallumé nos lampes et l'insuffisance respiratoire de Geneviève ne faisait qu’augmenter.
J’ai regardé ma montre il était trois heures du matin. Je n’avais dormi qu’une heure.
Geneviève étouffait.
- Je l’ai déjà vu comme ça. Elle est en train de faire une crise d’asthme à cause de l’attitude ! dit son compagnon.
Nous nous regardâmes inquiets.
- Bernard tu es secouriste il faut faire quoi ?
Alors avec d’énormes difficultés j’ai prononcé la phrase :
- Il faut la redescendre.
Dehors la pluie continuait de tomber. On entendait le vent. Les autres m’ont regardé dubitatifs. Les sifflements respiratoires de Geneviève devenaient de pire en pire. Sa cage thoracique cherchait désespérement l'air.
- Et on procède comment pour la redescendre?
- Hé bien il faudrait bricoler avec les morceaux de bois qu’il y a ici une sorte de brancard et rejoindre le gite en bas.
Tous me regardèrent, attérés. Nous étions encore mouillés. L’idée de quitter nos sacs de couchage et le gite pour revenir dans le vent et le froid nous semblait terrible. Mais nous étions conscients que nous ne pouvions pas non plus la laisser dans cet état.
- Je pense que la descente devrait plus facile que la montée ais je rajouté pour me donner contenance et luttant contre ma bouche qui semblait refuser de prononcer ces mots..
Les spasmes d’étouffement de Geneviève devenaient de plus en plus spectaculaires. Je commençais à me rhabiller en renfilant mes vêtements mouillés. C’est alors que Geneviève est arrivée à faire un geste qui fut suivi d’un mot :
- Médicament.
Quel joli mot, vu que sa main était dirigée vers la poche de sac à dos je me précipitais et découvrir un inhalateur de Ventoline que je lui transmis.
Elle prit deux bouffées et… progressivement retrouva sa respiration.
Même si j’étais prêt à redescendre en brancard et en vêtement mouillé à 3 heures du matin… reconnaissons que cette perspective, comment dire, ne m’enchantait guère.
Le rétablissement de Geneviève fut quasi instantané. Mais il s’était passé quelque chose, nous n’avions plus le cœur à dormir, comme si nous avions peur que le seul fait de fermer les paupières allait entrainer une nouvelle catastrophe.
Nous grelottions et nous entendions les mâchoires de certains d’entre nous (dont les miennes qui ne pouvaient s’empêcher de claquer).
- On n’arrivera pas à dormir, reconnut Jean-Michel.
- Qu’est ce qu’on fait ?
- On parle ? proposa une fille.
Geneviève respirait de mieux en mieux. Nous regroupâmes autour du réchaud qui produisait chaleur et lumière.
- J’ai faim, dit une autre fille.
- Moi aussi.
- Moi j’ai froid.
Il y eut un bruit.
- Moi j’ai peur. J’ai entendu un bruit. Et s’il y avait des loups dehors ?
- Moi aussi j’ai peur, dit une fille.
- Si c’est pour dire ça on ferait mieux de se taire, dit Jean-Michel.
- Alors on parle de quoi ?
- Et si on se racontait des blagues proposa David. Qui en connais ?
Personne ne réagit.
- Moi je peux vous raconter une bonne blague qui va vous faire rire, dit David.
Tout le monde se calma, on approchait nos mains du réchaud à gaz et on écouta la blague sensée nous faire rire dans cet instant si particulier:
- « C’est un type qui vient de passer son examen de Brevet d’étude supérieur et termine premier. Pour le récompenser son père lui propose de lui offrir un vélo. Mais le jeune homme dit :
— Ecoute Papa, c’est très gentil, évidemment que j’ai toujours rêvé d’avoir un vélo mais si tu veux vraiment me faire plaisir ce n’est pas cela que je voudrais, c’est autre chose de très précis.
— Quoi donc?
— Une balle de tennis jaune.
Le père s’étonne.
— Mais tu ne joues pas au tennis.
— Non.
— Et tu ne veux pas plutôt une boite de plusieurs balles de tenis?
— Non plus. Juste une balle de tennis ce sera suffisant. Mais par contre je la veux précisément de couleur jaune.
— Et tu vas en faire quoi de cette balle jaune?
— Papa, tu m’as demandé ce que je voulais je te réponds, maintenant si cela te gêne de ne pas comprendre le sens de ce cadeau précis, tu peux m’offrir le vélo, mais ce n’est pas vraiment ce qui me ferait plus plaisir.
Le père étonné obtempère et offre la balle.
Quelques années plus tard, le jeune homme réussit son baccalauréat avec mention très bien. Le père veut lui offrir une voiture. Mais le fils lui répond que même s’il sait que tous les jeunes rêvent de cela, lui préfèrait autre chose. Une balle de tennis jaune.
— Quoi encore ça ? Mais qu’as tu fais de la première ? Et puis tu ne joues toujours pas au tennis il me semble.
— Papa ne me pose pas de question un jour je t’expliquerais. Mais si tu veux vraiment me faire plaisir c’est la seule chose dont j’ai vraiment envie. Une balle et une seule, de tennis, de couleur jaune.
Le père obtempère et offre l’objet convoité.
Le fils fait des études de médecine et devient premier de sa promotion. Le père veut lui offrir un studio pour qu’il s’installe près de son université. Mais là encore le fils dit qu’il préfère plutôt qu’un studio, une balle de tennis jaune.
— Tu ne veux toujours pas me dire pourquoi ?
— C’est compliqué mais je te promets qu’un jour je t’expliquerai et tu comprendras.
Puis le fils se marie, le père veut lui offrir un appartement mais pour le mariage le fils dit :
- Evidemment un appartement ce serait très pratique pour moi et ma nouvelle femme, mais si tu veux vraiment me faire plaisir je préférerais…
- ... NE ME DIS PAS "UNE BALLE DE TENNIS JAUNE" ?
- Si.
— Et tu ne joues toujours pas au tennis ? Tu ne veux pas pour changer en avoir une blanche ? Tu ne veux pas une boite avec 6 balles jaunes ? Cela nous ferait peut être gagner du temps ?
— Non, juste une. Mais par contre il me la faut vraiment de couleur jaune cela ira.
- Il y a une raison précise pour cela ?
- Oui, mais c’est un peu gênant et compliqué. Je ne peux pas t’en parler tout de suite. Mais je te promets, un jour je te révélerai le secret autour de cette balle de tennis jaune et je suis sur que même si tu seras étonné tu comprendras mes choix.
Une fois de plus le père offre la balle jaune.
Et puis le fils roule avec sa femme sur une corniche de la cote, et rate le virage. La voiture tombe dans le ravin. La femme meurt et le fils est grièvement blessé.
Le père fonce à l’hopital et le médecin lui dit que c’est très grave, et que le fils ne s’en remettra pas, il ne passera pas la nuit, il va mourir.
Le père affolé rejoint son fils qu’il découvre enroulé dans des bandages avec des tuyaux qui le relient à des appareils.
— Comme c’est affreux ! Mon fils !
Mais de sous les bandages une voix faible murmure.
— Papa je sais pourquoi tu es là. Demain je serai mort et tu as le droit de savoir.
— Mais ne dis pas de telles horreurs. Il faut que tu vives !
— Non, le médecin m’a dit que c’était fichu. Par contre je t’attendais pour te révéler le secret.
— Mais non mon fils cela n’a aucune importance.
— Si papa, toutes ces années où tu as voulu m’offrir un vélo, une voiture, un studio, un appartement et à chaque fois j’ai préféré une balle de tennis jaune en fait c’est pour une raison très précise. Approche ton oreille de ma bouche. Je vais te confier ce grand secret. En fait si je voulais une balle de tennis jaune c’est parce que…. C’est parce que…… ……………………..Argggghhhh !
Et il meurt ».
Quand David eut fini de nous raconter cette blague il y eut un long silence. Et puis certains lui ont sauté dessus pour lui faire des chatouilles pour le punir de nous avoir frustré.
— Salaud! Comment as tu pu nous mener en bateau comme ça. Et tout ça pour arriver à ça !
Je ne participais pas à ce défoulement post-blague. J’étais émerveillé. Durant tout le récit de David , il y avait eu un silence. Durant tout le récit de David non seulement nous écoutions pour nous demander ce qu’il allait se passer mais nous… avions oublié… où nous étions et nos problèmes de santé. Nous étions juste dans le questionnement « Mais pourquoi une balle de tennis jaune? ».
Une simple succession de mots avait réglé des problèmes organiques de froid et de faim pour aboutir à un rire.
Une bonne histoire peut avoir une action directe sur le corps.
Voilà la vraie magie.
D’un coup ce fut une révélation : une histoire qui tient en haleine est capable de faire oublier, le froid, l’humidité, les rancoeurs, la peur. Une histoire peut nous apaiser et au final créer un phénomène libérateur.
Car maintenant tout le monde plaisantait riait tout en insultant David qui à mon avis méritait surtout des félicitations. D’un coup je compris le pouvoir du suspense, bien posé dans une surenchère progressive, il capte l’attention du cerveau et se met à occuper tout l’esprit de celui qui écoute.
David en tant que conteur de blague a été plus indispensable au bien être de notre groupe que moi en tant que secouriste.
La blague a fait fonctionner l’imaginaire de ceux qui écoutent (durant tout le récit chacun trouve sa solution personnelle a la raison de la préférence pour la balle de tennis jaune). Je compris que le suspense fonctionnait sur un mécanisme de frustration. Il faut donner un peu mais pas tout afin de créer un manque et une attente. Celui qui écoute devient comme un enfant qui attend une récompense, il retrouve sa capacité de curiosité et d’émerveillement.
D’un coup c’était comme si je comprenais tous les conteurs qui depuis la préhistoire autour du feu tenaient toute la tribu en haleine en racontant une chasse, une bataille, un voyage. Le pouvoir d’une histoire avec du suspense est de détendre le groupe, de le souder, de le soigner. L’histoire connue du groupe devient l’identité du groupe, plus que tout autre élement.
Une fois que David fut dégagé je vins vers lui et lui dit :
- Avant je racontais les histoires intuitivement, grace à ta blague de la balle de tennis jaune je viens de comprendre qu’on peut volontairement tenir en haleine sans rien lacher pour avoir un maximum d’attente au final. Il faut créer un désir artificiel puis le satisfaire progressivement. Si l’on donne trop tôt aux gens ceux qu’ils veulent non seulement ils n’apprécient pas, mais ils ne voient même pas l’intérêt de la problématique. C’est comme les pommes de terre Parmentier, les gens n’ont été intéressés d’y gouter que parce qu’il y avait inscrit «INTERDIT».
David fronça le sourcil, lui même n’était pas conscient de son pouvoir, mais il m’avait révélé le mien. Créer un manque, puis l’assouvir progressivement comme on ajoute de l’huile à la mayonnaise pour qu’elle prenne. Tout étant une question de temps, il ne faut pas aller trop vite ni trop lentement.
En rentrant je me mis à écrire une histoire dérivée de la balle de tennis jaune.
Cela s’appelait « LA CAVE ».
Dans cette nouvelle j’imaginais qu’une famille recevait en héritage une maison à Fontainebleau avec une cave où il y avait inscrit:
« SURTOUT NE PAS FRANCHIR CETTE PORTE ».
Cela tenait un moment puis le chien passait la fente de la porte, et l’on entendait hurler puis se taire.
Première balle de tennis jaune.
Puis le petit garçon qui aimait son chien franchissait la porte et ne remontait plus.
Deuxième balle de tennis jaune.
Puis le père disparaissait. Puis les pompiers. Puis les policiers un homme remontait fou disant « N’y allez pas ! ».
Restait la chute, je ne voulais pas faire ARGGGH alors j’imaginais que la dernière personne la femme descendait a son tour, nous la suivions. Dèrrière la porte il y avait un escalier qui descendait très profondément sur plusieurs dizaines de mètre set au fond elle découvrait un laboratoire ou le scientifique qui leur avait livré la maison s’avérait encore vivant, caché à faire des expériences sur la communication avec une autre espèce. Les intra terrestres. Les fourmis.
Cette nouvelle fut la solution à mon problème.
Jusque là mon manuscrit n'intéressait personne dans mon entourage.
Peu de mes amis arrivaient à lire les 1500 pages jusqu'au bout. Mais avec cette histoire-locomotive de la cave soudain ils arrivaient non seulement à lire jusqu'au bout le récit mais s'impatientaient de découvrir à la fin ce qui était caché au fond de la cave.
Je venais de comprendre que tout bon roman, fut il de plus de 1000 pages se résume avant tout à ... une bonne blague.
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